Raccroc

Prof au collège, était-ce seulement une façon de nier ma flemme, ou le fardeau que ce fut pour moi de tenir ce rôle imposé, j'ai refusé d'entrer dans les mécaniques de la rénovation continuelle, où il fallait par exemple en même temps d'un côté remplacer les livres de français et de l'autre n'utiliser que des photocopies réalisées à partir de plusieurs sources et censées s'adapter à la réalité des élèves. J'utilisais la plupart du temps le matériel existant, tant manuels que titres disponibles en nombre dans l’établissement pour l'étude d’œuvres complètes. Je croyais aussi que des formes par trop divertissantes empêchaient l'accès à ce divertissement autrement déstabilisant et riche que recèle le texte lui-même, accès dont la difficulté même le garantissait.

Je crains que mon idéalisme n'ait pas servi à beaucoup. Mais de la même manière que j'ai perfectionné mon anglais en étant obligé de l'enseigner, j'ai été le premier à profiter de mes tentatives d'enseignement littéraire. Soit en relisant adulte des livres lus enfant, comme Croc-Blanc ou Le merveilleux voyage de Nils Holgersson à travers la Suède, ou en en découvrant que j'aurais pu avoir lus comme Les contes du chat perché ou La guerre des boutons, et constatant combien ils n'étaient pas que des livres pour enfants.

Des simples extraits sélectionnés par des auteurs de manuels m'ont aussi permis de faire des découvertes. Ainsi ce passage retenu pour illustrer le thème de l'autobiographie dans un ouvrage destiné aux cinquièmes et qui m'avait particulièrement touché, au point que j'ai lu de l'auteur tous les livres que j'ai trouvés. Il s'agit d'Annie Ernaux, et des Armoires vides, de La Femme gelée, de Une Femme, etc. Mais depuis quelque temps, pensant avoir presque tout lu, j'en étais venu, n'ayant plus le livre qui avait été à l'origine de cette rencontre, à ressentir une frustration obsessive : j'avais gardé en mémoire quelques mots d'une phrase en l'occurrence déterminante, sans pouvoir la compléter, et qui plus est sans l'avoir jamais retrouvée dans un des livres lus. Pensant l'avoir ratée, je me préparais même à les relire plus attentivement.

Ce matin, me tombe sous les yeux un titre que je n'avais jamais vu – je n'ai jamais fait non plus de recherche sérieuse de tout ce qui a paru d'elle , préférant les coups du hasard. Et ce dernier ne m'a fait retrouver Ce qu'ils disent ou rien qu'après au moins vingt ans. Paru en 1977, il est le deuxième roman d'Annie Ernaux. L'ouvrant dans le couloir sitôt rentré, j'ai tout de suite senti – au ton, à la langue, à ce je ne sais quoi qui fait qu'un écrivain fait entendre une voix unique et que des lecteurs pour leur part l'entendent – que j 'allais bientôt retrouver ce pays connu. Car en effet, arrivant au passage que le manuel scolaire avait repris, c'était juste comme retrouver un endroit à la fois parfaitement reconnaissable et jamais revu. Et la phrase le terminait, ou presque, c'est l'avant dernière. C'est aussi l'époque du collège, et l'héroïne – auteur se souvient de l'école primaire qui avait précédé :

[…] Ma mère me couvait trop à l'école primaire, j'avais toujours des tas de fringues à me coltiner sous le bras parce que je les enlevais. Les grandes me tiraient par ma main libre, viens jouer au mouchoir, mais où poser tout mon fourbi, attention qu'on te vole tes affaires, un jour j'avais eu le mouchoir dans le dos et je ne l'avais pas vu. Chandelle ! J'étais restée au milieu du rond jusqu'à la fin. Je me suis trouvée une grosse minable, gnangnan, une chandelle. Autre chose d'avoir bientôt seize ans, tout de même*.

Que dire d'Annie Ernaux, sinon que je crois bien comprendre tout ce qu'elle écrit. Je ne veux pas parler d'écrivain facile, même si son écriture échappe tout autant à l'intellectualisme qu'aux modes du quotidien minimaliste. Parler d'un vécu commun se rapprocherait de ce que je ressens malgré les différences. Je ne suis pas femme, ni originaire de la même région, ni tout à fait du même milieu ni tout à fait de la même génération mais s'agit peut-être, et peut-être à cause de conditions malgré tout proches, d'une même distance, d'un même rapport et d'une même attitude par rapport à la famille, aux sexes, aux choses et au temps. Quelque chose qui aurait avoir avec la mélancolie, avec le désenchantement. Le bonheur des seize ans reste toujours à venir. Mais je me laisse aller à un cliché romantique qu'Annie Ernaux évite.


*nrf Gallimard, 1977, de la p. 16 (Pour les profs, il a les élèves qui...) à la p. 18

Rapprochement Nord-Sud ?

Vermeer
La Dentellière
Musée du Louvre
Cliché des
Musées Nationaux
Calendriers
Jean Lavigne
31 rue des Princes
92 Boulogne
La Décoration artistique
4ème année
Pl. 18 Postes
(Enroulements courants)
Henry Guédy
architecte, dirext
Émile Thézard
éditeur à
Dourdan (S.-&-O.)

Pour le projet Poster orange de Roland Halbritter

Intrication temporelle

Un ami m'a invité à passer reprendre des choses qui m'appartiennent. Que je lui aurais donc confiées ou prêtées. Il s'agit d'un ensemble d'appareils, peut-être d'une sorte de chaîne hi-fi, dont en tout cas un des éléments déposés sur le sol est un ancien magnétophone, mais doté de bobines si grandes qu'elles évoquent plutôt le cinéma, quoique tournant horizontalement. Celle que j'observe semble justement transmettre à un petit téléviseur les images animées d'un film en noir et blanc.

Ce faisant, je constate que l'appareil en question semble n'avoir pas été utilisé par mon ami, mais réalise aussi que vingt ou trente années se sont écoulées pendant lesquelles j'ai été privé de la jouissance de mon bien, privé non pas de consommation mais de je ne sais quelle réalisation dont il aurait été l'intermédiaire. Ledit laps de temps impliquant en outre que cette machine, même en parfait état, n'est plus du tout compatible avec les nouvelles technologies, sa restitution constitue le nœud du cruel cauchemar. D'autant plus que la haine que je ressens ne fait qu'ajouter une strate à mon sentiment de culpabilité.

(Rêve récent ici consigné pour autant que faire se peut faire alterner images et textes.)

Elles étaient de sortie

et pour ne pas, pas déjà, pas encore, pas tout de suite mourir, encore tenir au peu qui tient lieu d'essentiel, faute d'avoir ou être collecter consigner les produits du hasard

Hier soir, après l'erreur d'avant-hier, autant indécision que lecture erronée de l'heure du film, j'ai pris la route du cinéma pour la séance de huit heures dix. Arrêté à la balise de la voie qui traverse tout le quartier, j'ai vu tourner, venant des rues en face, une longue auto blanche. Limousine : un de ces mots qu'on emploie si peu qu'on n'en est pas toujours très sûr. Les vitres noircies dudit véhicule empêchaient qu'on en voie les occupants. Comme il avait pris le chemin de la rampe en direction du centre ville, je l'ai forcément suivi. Rue de V., il m'a semblé que le conducteur roulait volontairement très lentement et j'ai pensé : par provocation. Un bras nu, dont on ne pouvait pas dire s'il était masculin ou féminin, passait par la vitre arrière de droite et, comme on dit, faisait signe, signe que je trouvais évidemment moqueur. La voiture arrivée au niveau de la poste, le dépassement d'un groupe de jeunes sur le trottoir de droite a donné lieu à un échange bruyant avec les passagers, les et les autres parlant apparemment le même idiome des rues. Au rond-point du théâtre, deux ou trois bus s'étant intercalés, j'ai perdu de vue l'inhabituelle automobile.

Au cinéma, peu de monde dans la salle – des couples et moi seul. Le film commence par une exposition magistrale de grands tableaux ralentis qui à eux seuls méritent le déplacement. Lars von Trier : Melancholia. Lettrage manuel, très graphique, puis première partie : Justine et Michael, jeunes mariés, sont filmés coincés dans une limousine blanche, elle-même coincée dans une route trop étroite.

Résonances

Il y a sur l'étagère derrière moi au moins une vingtaine de livres en néerlandais. Plusieurs auteurs dont je n'avais même jamais entendu le nom avant d'étudier cette langue m'ont donné envie de continuer à les fréquenter. Ainsi Willem Frederik Hermans.

Ce midi même, c'est Nooit meer slapen (Ne plus jamais dormir), acheté il y a deux ou trois ans à Bruxelles, que je décide d'entamer. Le début ne me semble pas trop difficile et relire une phrase permet souvent de la comprendre malgré un doute concernant le vocabulaire. Mais très vite, à la deuxième page du premier chapitre*, c'est autre chose qui provoque la relecture :

Le narrateur se présentant à un rendez-vous se trouve en présence d'un intermédiaire peu aimable devant lequel il se sent obligé de prouver le sérieux de sa visite. La secrétaire du professeur qu'il doit rencontrer lui a donné ce rendez-vous pour ce jour même à dix heures et demie.

Ce disant, il regarde machinalement sa montre :

"Je l'avais réglée hier, dès mon arrivée à Oslo, à l'heure d'été norvégienne. Dix heures et demie."

Tous les médias du monde résonnent en ce moment de la tuerie survenue hier dans le tranquille pays nordique.

Je ne savais absolument rien du roman de Hermans.



* De Bezige Bij, Amsterdam 2008, page 8 en haut.

Hypnoses

Depuis quelque temps, lorsque je me réveille au très petit matin et que je me sens incapable de me rendormir, je me lève, prends le petit déjeuner et m'occupe dans le local du garage, à du courrier ou au rangement des choses amoncelées là depuis des années, et ce jusqu'au moment où la fatigue revient, assez forte pour me donner l'envie de me remettre au lit. Cela fonctionne généralement, et même si je ne retombe souvent que dans un agréable abandon des forces, proche de l'état atteint grâce aux techniques de relaxation.
Occasion souvent de voir sans être endormi des choses les yeux fermés. Pendant une toute une période c'était comme un fourmillement de fragments de mots ou de lettres, trop instables pour être lisibles mais me faisant penser que les textes lus auparavant sur écran ou papier avaient impressionné assez durablement ma rétine et que ces restes superposés s'éteignaient ainsi lentement à la façon d'un feu. Plus récemment ce sont comme des concrétions à la limite du minéral et du biologique0, vues en relief et du dessus comme celles qui garnissent les fonds sous-marins, et comme elles à la fois immobiles et insaisissables, battant imperceptiblement dans une pénombre monochrome, genre vert ou bleu foncé – ce matin c'était rouge.
Et il me faut ici en signaler l'essentiel : ce ne sont pas des rêves dont je me souviens réveillé, mais des visions quasi réelles survenant dans un curieux état de conscience dont j'ai fait l'expérience il y a plusieurs dizaines d'années, et alors de façon éprouvante. C'était des fois où endormi d'un coup je me suis retrouvé saisi dans des hallucinations qui avaient ce même statut de perceptions conscientes, lesquelles ne concernaient pas que le sens de la vue. D'une part j'étais physiquement paralysé, d'autre part pris dans un flux qu'il me semblait pouvoir maîtriser, en ce sens que mon déplacement spatial me semblait dépendre dans une certaine mesure de ma pensée. Dans une certaine mesure parce qu'également conscient d'approcher la mort. Le réveil n'effaçait pas ce sentiment terrifiant mais j'étais forcé d'en constater l'absence de causes réelles, si ce n'est parfois une grande fatigue ou la respiration gênée du nez dans l'oreiller. Et j'ai appris un jour qu'on pouvait parler d'état hypnagogique.
Cela étant, les versions soft récentes en sont venues à m'intéresser au même titre que m'amusent les images en 3 D produites par la vision parallèle. Après l'appréhension des premières fois j'ai trouvé ces dernières extraordinairement brillantes et reposantes. Considérant donc ce matin cette image en relief et en rouge, je décidai, chose qu' on ne pourrait jamais faire dans un rêve, de voir si je pouvais par la volonté influer sur sa couleur, et en l'occurrence la faire passer du rouge au jaune, et après un effort il m'a semblé voir apparaître du doré sombre, avant que je m'endorme pour de bon. Du moins puis-je le déduire de ce qui a suivi et qui a été en fait comme la punition de ce moi trop malin, qui pensait avoir apprivoisé les bêtes de la nuit.
En résumé un mix de mes cauchemars "normaux", où je me perds et perds tout dans des architectures plus ou moins dérivées de lieux familiers - ici la maison à nouveau en travaux, et de ces hallucinations terrifiantes de naguère. Entre autres composantes caractéristiques c'est en volant paralysé au-dessus de ces marches de béton1 que je descends ou monte un escalier. Trois ou quatre fois je pense avoir réussi à m'en sortir pour me retrouver dans autre version du même, comme dans le système d'univers parallèles de ces séries télévisée regardées il y a peut-être dix ans. Au dernier plongeon je prends conscience que tout cela témoigne d'un dérèglement psychique grave, nouveau et irréversible2, que je serai cette fois-ci forcé de prendre en compte face au psychiatre que je vais consulter3. Sur quoi le moi qui ne sait pas nager fait un dernier effort pour remonter respirer à la surface et regagne enfin encore une fois les livres et la poussière, le désordre familier de la maison réelle.


Notes du lendemain 10 juillet 2011

0
À Paris la veille, vu à la Pinacothèque un de ces tableaux de Max Ernst que je ne trouve ni abstraits dans l'acception habituelle, ni surréalistes comme des Magriite, mais plutôt réalistes à la manière d'une fiction qui semble rendre compte d'une réalité étrange parce qu'inconnue

1 Même endroit même jour, dans un escalier du musée du Quai Branly, je compare la qualité des marches avec celles des escaliers extérieurs de la gare de Fréthun.
2 Dans le train, lu d'Annie Ernaux "Je ne suis pas sorti de ma nuit". Sa mère hospitalisée, déjà gravement atteinte par la maladie d'Alzheimer, dit elle-même : "Je crains que ça ne soit irréversible" (N.R.F. Gallimard 1997 pages 38-39).
3 La consultation était ophtalmologique et la spécialiste a trouvé que ma vue n'avait guère changé depuis ma visite d'il y aura bientôt cinq ans. Elle m'a même rassuré quand aux bestioles translucides que je vois nager dans mon champ visuel sous certains éclairages et principalement devant une feuille blanche de papier à dessin, quelque chose qui est d'après elle propre aux myopes. Habitué à vivre en imaginant le pire, son absence présente devrait me réjouir, mais voir me fait aussi souffrir.

La Rentrée des Chambres

Dessin de Jeanniot, in Le Rire n° 365 du 2 novembre 1901
(rehauts numériques)



Post-scriptum :
Dessin de Kerleroux dans
Le Canard Enchaîné
d'aujourd'hui
mercredi 29 juin 2011

Quand la science infuse...

... ou quand le nucléaire faisait dans la layette:

Pub. André Hirsch, Paris

Y a-t-il eu des études concernant la laine radio-active et autres produits de beauté du genre Tho-Radia? Des échos dans la presse? Ils ne semblent pas avoir vécu longtemps mais on n'en a pas non plus entendu parler.
Post-scriptum: Je n'avais pas cherché!
Trouvé sur le net: Les "pouvoirs miraculeux" de la radio-activité
et une très intéressante histoire de Tho-Radia sur Persée, "portail de revues en sciences humaines et sociales"
Reste quand même à savoir (il me semble) ce qu'il en a été des effets, s'ils ont été observés et rendus publics.

Bulletin trimestriel

Quelques notes pour tenir à la route, laquelle peu à peu, loin de l'accident et du théâtre des rencontres, loin de tout romanesque, s'effrite et s'efface, se pointille, s'espace et s'enlise dans les sables, sous le poids de survivre, sous les pavés des journaux à grands tirages. Ce véritable bas-côté n'aura un jour plus d'herbe, plus de fleurs de rien, plus d'insectes nuisibles. Même les amis passent à la douane, s'y déshabillent avec plaisir et montent en foule dans les nouveaux paquebots, dans les radeaux insubmersibles de la méduse spectaculaire. La porte du placard condamné se recouvrira un jour d'affiches numériques, de messages hurlants et clignotants dont le racolage actif finira bien par déloger ou enterrer l'ermite. Où il ne sera encore une fois pas question d'analyse ou de critique à proprement parler, mais des idées venues au fil des livres des derniers mois.

N'y aura-t-il d'ailleurs jamais autre chose que cette lecture sensiblement superficielle, que ce lecteur volant ou se perdant entre l'accroche d'une couverture et le magma des mots? D’Albertine retrouvée, ou plutôt recherchée, l'Astragale 1 lui a fait réaliser combien peu, combien mal il a lu même les auteurs qu'il dit aimer, combien oublié ou pire, combien de fois il est passé aux déclarations intempestives, aux poses de circonstance. Et dans son monde enfantin, de lire nous dormirons plus tard, nous avons des gens à voir d'abord, des amis qui habitent tout en haut du Pas-de-Calais et que Julien veut me faire connaître (p. 181) lui donne envie d'en chercher, ici maintenant, des traces.


. . . . . . .

Mais La crèche ayant été achevée auparavant, le comblement peu après d'une lacune culturelle aura été l'occasion d'une de ces coïncidences qui le ravissent sans raison valable. De Georges Pérec n'avait été lu que W, paru en feuilleton dans une revue littéraire, puis La Disparition et Quel petit vélo à guidon chromé au fond de la cour ?, le tout restant nimbé du bruit qui les entoure, sans qu'on en ait vraiment été touché d'une façon ou d'une autre. La vie mode d'emploi a été acquis puis remisé aux côtés des Finnegans Wake et autres Belle du seigneur dans les cartons réels de l'utopique bibliothèque personnelle. Or voici que Les Choses 2, tant de fois aperçu en vente et jauni au soleil des marchés aux puces sans causer la moindre envie, est apparu d'un coup dans le champ du lisible, puis a été lu sans peine.

Et cette fois-ci, faute du sens qui n'a jamais été son fort ( au lecteur), s'est imposée une musique, d'autant plus fascinante qu'elle semble indépendante, ou du moins non directement rattachée au récit ou au propos du livre. La tentation a été grande d'y voir le résultat d'une contrainte d'écriture mais même si c'en était le cas il va de soi que sa contrepartie en était l'effacement ou le camouflage. Sans aucune enquête approfondie apparaissent des marques somme toute banales, virgules, énumérations, nombres, clichés, mais assorties d'une variété et d'une irrégularité si imparables qu'elles ne laissent aucune prise à la perception d'un système. Plus visible est l'architecture des temps, du conditionnel au futur en passant par l'imparfait, également difficile d'en tirer conclusion si ce n'est que le plaisir ou la frustration auraient à voir avec cette organisation.

Retour au prosaïque: en ce début d'année, La Crèche se terminait par le Voyage à Tunis d'Albertine Sarrazin et dans Les Choses, Jérôme et Sylvie « tentèrent de fuir ». Ils séjourneront à Sfax. En ce même début d'année 2011 la Tunisie attirait tous les regards du monde.


. . . . . . .

Philip K. Dick a beau ouvrir La Brèche dans l'espace 3, il n'est pas simplement auteur de science-fiction. Le concept des mondes parallèles, les thèmes extrapolés – du racisme, de la surpopulation, de la cryogénie – participent effectivement du genre mais son imagination échevelée met sans cesse au défi les effets spéciaux des adaptations cinématographiques. Qu'apparaisse déjà ici un président américain noir n'est aussi qu'un détail. Son récit souvent imprévisible met aux prises des personnages humainement complexes avec un environnement dont le réalisme étrange contamine jusqu'à la langue. Dès la première page (page 7) entrent en scène les Cols, les cryos, et ce qui reviendra plus loin sous le sigle S.S.S., la Sécurité Sociale Spéciale. Plus étonnante est la phrase suivante : [Sal Heim] était toujours angoissé à l'idée de parler avec George Walt. Ils* représentaient une mutation très particulière; Heim n'avait jamais rien vu de semblable. Il n'en restait pas moins qu'en dépit de leur handicap, George Walt s'étaient hissés* au sommet de la puissance économique de la société.

*Ils *s'étaient hissés : l'entité « George Walt », monstre siamois est deux personnes, d'où l'accord au pluriel. Et dans ce monde des plus instables, le mutant lui-même sera déstabilisé, le racisme porté à une autre dimension, la fin énigmatique.

Sans pourtant empêcher que le moindre personnage reste avant tout humain, aussi bien l'alien resté que l'homme d'ici qui a fait le pas, est passé dans l'autre monde et en est revenu. Page 243:

- Lorsqu'on a eu des espérances, expliqua Hadlley après une pause, il est toujours difficile de continuer comme si de rien n'était. Les abandonner n'est pas difficile; de ce côté-là,c'était même facile. Après tout, c'est nécessaire parfois. Mais après... Il fit un grand geste et grogna : – … Qu'est-ce qui les remplace? Rien§ Et ce vide est effrayant. Il est énorme. Il absorbe tout le reste, d'une certaine façon; il est parfois plus grand que le monde entier. Il croît. Il devient insondable. Tu vois de quoi je veux parler?

- Non. (Et Pethel s'en fichait plutôt.)

Où on surprend le lecteur tenter de détourner la citation pour se mettre en avant une fois de plus : passons. Un univers malgré tout humain et une vivacité dans le cheminement expressif sont aussi le propre du personnage suivant.

Bonjour tristesse lu à l'adolescence n'avait guère impressionné, ni donné au jeune homme l'envie de lire d'autres œuvres de Françoise Sagan. Ce n'est que sur le tard que la femme écrivain un jour apparue à la petite lucarne de la télévision a fait effet, et justement par son rapport rare à l'appareil médiatique, renvoyé par elle au statut de simple appareil. Une personne parlant ou se taisant comme insensible ou indifférente à la célébration, et surtout n'en épousant pas les cadres. C'est cette étanchéité innocente de vif-argent qui avait plu à son si peu lecteur.

Réponses 4 est une recomposition d'entretiens et interviews réalisée avec sa collaboration et éditée par Jean-Jacques Pauvert en 1974. Conversation sans interruption, artificielle au sens positif du mot, le livre s'est lu d'un trait, comme sous le charme d'une voix naïve et présente qui sans cesse navigue dans les reprises et les contradictions sans jamais provoquer ni fuir. Qui donne envie de la lire quand même, bien qu'elle se soit tue. Écoutons-la parler du temps:

(P. 95:)
- Qu'est-ce que serait, pour vous, une vieillesse triste?
- Le pire que je puisse imaginer, en fin de compte, pour moi, c'est d'être à l'Académie Française ou au Fémina, entre Marguerite Duras, Françoise Mallet-Joris et Geneviève Dormann, toutes les quatre résignées... ce serait l'Apocalypse, Jérôme Bosch . Enfin une vision d'horreur pour tous les quatre...


(P. 123, fin du livre:)
- Une dernière phrase, un souhait?
- Je voudrais avoir dix ans; je voudrais ne pas être adulte. Voilà.

Le deuxième trimestre bien entamé a fait faire au zigzagueur inter-textuel un angle des plus aigus qui soient. Le cœur froid 5 de Jacques Sternberg n'a rien à voir avec tout ce qui précède. On entre là en pure étrangeté, en pleine inactualité, dans quelque chose entre poésie et littérature autiste, que l'on considère l'héroïne, le narrateur ou l'auteur lui-même, dont l'univers replié conserve malgré tout quelque chose de fascinant et - quand ça ne serait que comme contrepoint obscur ou opaque - de nécessaire au jour d'aujourd'hui.


1 Le Livre de Poche, 2e trimestre 1978
2 10/18 mars 1994
3 Le Livre de Poche Science-Fiction, 5/1990
4 Le Livre de Poche 4e trimestre 1976
5 10/18 1er trimestre 1973