Marcel Béalu : L'av. impersonnelle (2)

LE BOCAL
Impossible de lire avec ce poisson dans son bocal! Sans cesse mes regards revenaient vers lui, lumineux et mouvant, seule parcelle de vie peuplant ma solitude. A force de fixer des yeux le globe de verre, il me semblait que son hôte en traversait la transparence pour nager dans la chambre et me narguer de ses ondoiements dorés. Un jour, excédé, je brisai le bocal. Il y eut par terre un scintillement pareil à un jet d'étincelles. Pour être sûr de ma vengeance, je ramassai le petit animal et, une dernière fois, il frétilla dans ma main. Alors, à ma grande satisfaction, dès qu'il fut immobile, je n'eus plus entre les doigts qu'un objet glacé qui était une clef d'or. La clef!... Dans un éclair, je venais de comprendre. Sortant de ma chambre comme un fou, je traversai la ville et j'entrai, à l'aide de cette clef, dans la maison au seuil hier encore interdit, la maison de ma bien-aimée. Elle m'attendait, mille fois différente et mille fois plus belle que je ne l'avais vue dans mes rêves. Entre mes bras, ses tortillements me rappelèrent, une seconde, les derniers sursauts du poisson doré. Mais déjà elle m'enveloppait de la caresse des rivières. Et comme je parvenais au paroxysme de la volupté, les murs autour de moi prirent l'éclat du cristal, tandis qu'un froid mortel se répandait par tout mon corps et que je sentais, horrifié, ma chair se couvrir d'écailles.
(L'aventure impersonnelle, Marabout 1966, page 207 et 208)

Entre la clef d'or des contes traditionnels et l'Axolotl de Julio Cortázar, une transformation à la M.C. Escher
(1) est ici

Marcel Béalu : L'aventure impersonnelle...

LA GALOPADE DES OMBRES

Où sommes-nous? Au Petit Capharnaüm lit-on sur le linteau. De loin en loin, courte clarté sur la nuque, un œil lumineux pend du plafond. Au commandement craché par un haut-parleur invisible: En avant, stop! en avant, stop! la foule nue se presse, anonyme troupeau où nul ne saurait reconnaître un visage. Prends place dans ses rangs, moribond prêt à céder pour n'importe quel prix ton mauvais quart d'heure. La marée humaine remplit les galeries en une galopade effrénée d'ombres claires. Depuis longtemps elle se serait dissoute aux tournants si ne l'augmentait de nouvelles unités surgies de mystérieux couloirs. Au long des des murs de faïence, tragique est la solitude de ces hâves silhouettes avant que s'ouvre pour les engloutir la cohorte informe condamnée au commun diktat: En avant, stop! en avant, stop! Chairs sèches claquant avec des détonations de linge mouillé, sauterelles empêtrées de miel qu'un ultime ressort fait bondir - vite, toujours plus vite - tels en la grouillante pauvreté du limon vous voici, flammes blondes, corps élus! Ivoires meurtris ombrés de poils, trois fois éclaboussés de nuit. Les petits cerveaux moteurs fonctionnent toujours au sommet, tournoyantes toupies que maintient en mouvement le fouet glacial de la peur. Montez! Descendez! Au trot! Au galop! En avant, stop! en avant, stop! Troupe honteuse soudain disparue comme aspirée, resurgissant pour s'entasser dans les wagons ferraillant d'un chemin de fer de cauchemar, en ressortir de plus en plus affolée, osciller un instant, s'élancer, puis brusquement freinée s'élever immobile comme au creux d'une paume gigantesque qui la lancera vers de nouveaux couloirs, de nouveaux escaliers. Vite, toujours plus vite. au commandement mécanique une lueur apparaît dans le regard de ces damnés, reflet sans doute de l'infime chaleur qui réside encore dans leur cervelle avec la conscience du temps et du lieu. Mais rapidement retombe cette clarté dernière. Un sang de plus en plus épais frappe à l'intérieur des poitrines, halètement qui se confond à la multiple succion des pieds nus sur la pierre, en un chuintement pareil à un souffle de bête. Ce lèchement comme sourdant du sol monte, s'éloigne, revient, rauque et impératif, enflant jusqu'à s'identifier au murmure automatique jailli des parois de la nuit : En avant, stop! en avant, stop! Je ne me demande plus si persiste hors de moi, loin de ce tourbillon qui m'emporte, résidu terrestre, clameur d'espoir, la prescience de quelque chose qui ressemblerait à ce qu'hier encore j'appelais indépendance. Empilé avec les autres dans le plateau de la balance, j'attends l'heure de la justice sans toge et sans lorgnon, la justice à face de béton. Fidibus, qui êtes-vous? Vous n'êtes pas Fidibus, vous n'êtes pas représentant! Qui êtes-vous? Dans cette nuit grouillant de corps violacés, noircis, dans cette mêlée de nègres nus sur laquelle souffle le vent, inutile de te draper de blanc pour jouer à l'existence, de simuler l'important dans les plis d'un linceul. Tu n'es pas plus que ceux dont la peau noire se confond aux ténèbres. Un à un seront balayés ces lambeaux auxquels s'agrippent encore avec dignité des membres invisibles.

(tiré, pages 73 à 75, du premier texte du recueil, daté 1945-1949)








Marcel Béalu :
L'AVENTURE IMPERSONNELLE
et autres contes fantastiques

Bibliothèque Marabout Géant
66/N° 38

Les dernières extrémités

Allez raconte, fais un effort! Tu cours après la saison finie alors que ce jour-là les choses sont on ne peut pas plus simples : tout d'un coup en pleine vie ce petit décalage, ce survol soudain de l'instant présent, cette assurance hautaine et suffisante de l'auteur à succès. Tu viens juste de tenir un nouvel épisode de ton roman intime. Tu as toi-même joué la scène et le titre du film est un néon à toute épreuve. Il n'y a plus qu'à écrire l'histoire.
Mais c'est là que le temps se gâte. Là que le temps reprend son cours, reprend l'esclave trop rêveur, rembarque roulottes et baraques. Que reste-t-il de l'événement à recopier, du chapitre déjà écrit, du poème de l'instant présent? Le passé immédiat ratatiné derrière il ne te reste qu'à falsifier ta monnaie de singe, qu'à décréter d'actualité les mots jetés sur le cahier du soir, qu'à fabriquer en connaissance de cause ce faux en écriture. Dépêche-toi l'hiver arrive, on veut dire le mental : perturbations sur l'autoroute nerveuse et épuisement des âmes, quand toi tu traînes devant l'horizon rapproché, regardant retardant le moment de dire comme si vraiment tu jouissais des préambules. Comme si tu avais la flemme ou la peur, de figurer.
Le problème n'est pas de trouver ses mots, mais de trouver lesquels changer. Pour commencer jour de défaite ce jour-là. Une nouvelle du front a bouleversé le monde du planton de réserve. Planètes et étoiles ne sont plus celles qu'il croit, voici qu'il doit refaire la cartographie du ciel, avec plutôt envie de se laisser tomber de se laisser aller aux attractions terrestres, de couper le contact du réacteur individuel. Justement heureusement requis réquisitionné au titre de taxi, voilà le quidam passé au pays voisin, lieu incertain et sûr, tout à la fois familier et inattendu. Les corvées finies il sort faire trois courses à la supérette de proximité, symptomatiquement ainsi : pareille et différente. Ce qu'il lui faut pour continuer.
Deux jeunes femmes officient aux caisses, dont l'une d'elles déjà vue au voyage précédent, qui lui fait signe de passer chez elle. Il paie comme toujours en argent dit liquide, regarnissant régulièrement portefeuille et porte-monnaie. Ce dernier intéresse : Je vois que vous en avez, si vous pouviez me payer avec vos petites pièces rouges, ça m'arrangerait bien. La transaction achevée il constate qu'il lui en reste encore et il les lui propose en échange d'une jaune. Cela fait visiblement grand plaisir, comme une faveur accordée, c'est gentil à vous.
C'est au moment suivant que le magasin autour passe au second plan : les clients qui attendent décolorés par l'interposition d'un papier calque, le temps anesthésié comme le temps de changer les piles ou d'opérer à mots couverts, la bande-son en panne. Dans le train en suspens se produit en effet un échange imprévu : le touriste précédemment dépité maintenant détenteur d'un trésor inappréciable offert dans sa paume ouverte, les doigts de la caissière trop longuement perçus y font comme de l'eau fraîche, comme cadeau contre cadeau.
Quand le film redémarre, le malade imaginaire encore abasourdi passe en revue les diagnostics possibles. Interprète-t-il à son idée des convenances étrangères infinitésimalement différentes, un contact inexistant ici et normal là? A-t-il été lui-même anormalement sensible à une présence de l'autre? A-t-il passé un court instant dans ce qui serait la commune expérience qui lui échappe depuis toujours? A-t-il halluciné tout seul rêvé éveillé dormi debout? Attache-t-il trop d'importance à des choses sans valeur, du genre nuage ou arc-en-ciel, buée et givre, accessoires accessoires?
Il reste des phrases inutilisées. Pardonnez-leur. Elles se rendent pas compte. Je n'est qu'un chien.